dimanche 10 août 2008

l'analyse d'image




Pablo Picasso, Usine à Horta de Ebro, 1909, huile sur toile, 50.7 x 60.2 cm, musée de l’Hermitage, St. Petersburg.

Afin de permettre une lecture plus consciente de ce que l’image véhicule, Martine Joly pose une analyse du message visuel fixe. Dans le chapitre «l’analyse de l’image : enjeux et méthode», elle avance des outils d’analyses intéressants pour nous. Le texte qui suit met en application la méthode exposée à partir d’un exemple concret. Un texte exemplaire pour le vocabulaire employé et la qualité de sa structure.

L'analyse de quelques éléments constitutifs d'un tableau nous permettra d'observer d'une part comment la permutation rend possible la distinction des différents éléments, et d'autre part la valeur épistémique de ce jeu sur les éléments et leur attente.
Pour exemple, nous avons choisi un tableau de Picasso, peint en 1909, intitulé Usine à Horta de Ebro. Mous avons choisi ce tableau parce qu'il est représentatif de la période cubiste du début du siècle, période particulièrement riche en ce qui concerne la réflexion sur la représentation visuelle. Période transitoire entre la conception classique de l’autonomie de l'œuvre d’art et l'aspect conceptuel de La création, entre le fauvisme et le surréalisme, entre la peinture figurative et l'art abstrait. Cette période charnière va bousculer les attentes du public, comme celles d'autres artistes contemporains, en radicalisant une approche nouvelle de la représentation picturale déjà amorcée à la fin du XIXe siècle avec les néo-impressionnistes et des artistes comme les Nabis (Vuillard, Vallotton). Elle va en effet contourner les leçons de l'impressionnisme et du post-impressionnisme, rejeter les lois de la représentation en perspective et du regard unique, héritées de la Renaissance, rejeter la soumission de la représentation visuelle à la représentation de l'espace et à l'instantanéité, revendiquer la liberté de manipuler les outils de telle manière qu'ils se donnent à voir. Le figuratif, encore présent, se recompose, la richesse perceptive du monde s'épure dans une simplification qui à son tour donne à voir et à apprendre. On pourrait comparer cette démarche à celle du musicien qui abandonne un moment les ressources et la richesse sonore de l'orchestre pour se concentrer sur celle d'un quatuor ou d'un instrument seul. La spécificité, la densité de ce type d'écoute et d'exploitation sonores rejaillissent ensuite sur l'écoute des grands ensembles, voire des sons du monde.

De la même manière, ce tableau de Picasso, par un travail de permutation, d'élimination, de choix, désigne les éléments plastiques de l'œuvre, les offre à notre attention et à notre émotion. Modifiant ainsi notre regard, il sert d'intercession entre nous et l'art bien sûr, mais aussi, et par là même, entre nous et le monde.
Les quatre éléments ici désignés, et que nous appellerons plus volontiers des axes plastiques, sont les formes bien sûr, les couleurs, la composition (ou la «formation», comme disait Klee) et la texture. [Lorsqu’on est en présence d’un sujet représenté de manière illusionniste, nous ajouterons la lumière, NDLR]
Interpréter les formes de la nature par des formes géométriques fondamentales (sphères, cylindres, cônes, cubes, parallélépipèdes) ne correspond pas uniquement à un projet de simplification des formes complexes de la nature, mais aussi à une confiance dans la force expressive de la forme.

Dans ce tableau, les formes retenues sont les cubes et les parallélépipèdes d'une part, les cylindres de l'autre. Les premiers, les plus nombreux, accumulent leurs volumes clos, aux arêtes aiguës, sur les deux tiers de la toile, provoquant une impression d'enfermement et d'étouffement. Les seconds aux formes plus douces paraissent lointains et espacés, comme hors d'atteinte.
La composition, élément dynamique de l'œuvre, est faite de l'entassement serré de ces formes qui remplissent tout le cadre dans une élaboration générale pyramidale à la base puissante, sans échappée visuelle, comme sans air. Une impression de mise en perspective émane cependant de l'œuvre mais très vite on s'aperçoit que l'on a affaire à une fausse perspective, qui nous propose une vision gauchie et plurielle à la fois. Les lignes semblent en effet converger vers un point de fuite, rectangle noir, mais il est en réalité très légèrement décentré, comme à côté de l'endroit où la vision traditionnelle des tableaux en perspective nous le laisserait attendre. Le regard enfin bute contre ce qui fait fonction de fond et qui, loin de se creuser, se dresse en un rideau obstruant toute profondeur. Certaines formes qui devraient, toujours selon notre attente, diminuer de taille, s'élargissent. Le jeu entre les parties sombres et plus claires est contradictoire et confère au tableau un rythme brisé, éclaté.
Les couleurs en à-plat déclinent une variation de tons peu saturés, à dominante jaunâtre : ocres, rouille, bruns, vert-de-gris. Ils donnent une valeur de contagion fiévreuse au tableau.
Enfin la texture, la matière en à-plat, laisse apparaître la rugosité de la toile, son relief, troisième dimension, et sollicite le toucher, en plus de la vue.

Si nous avons jusqu'à présent volontairement évacué l'observation des signes iconiques, c'est-à-dire des motifs figuratifs, nous l'avons fait pour deux raisons. La première était de montrer que le choix opéré parmi les grands axes plastiques les désigne en tant que tels, en tant qu'éléments distincts, concourant à la composition globale de l'œuvre. La deuxième est que la simple considération de ces éléments plastiques, en référence avec nos habitudes et nos attentes, permet de dégager une série de significations qui, conjuguées avec les éléments iconiques et linguistiques de l'œuvre, vont certainement s'intensifier, mais qui sont déjà là en elles-mêmes : chaleur, étouffement, entassement, oppression, manque d'air, manque de perspective.
Lorsqu'on prend conscience que ces formes, ces couleurs, cette composition, cette texture sont traitées de manière telle que l'on y reconnaisse encore des objets du monde — démarche qu'abandonnera la peinture abstraite —, on perçoit mieux comment se joue la circularité entre le plastique et l'iconique. On comprend mieux que ce que l'on appelle la «ressemblance» correspond à l'observation de règles de transformation culturellement codées des données du réel, plus qu'à une «copie» de ce même réel.
Ce que nous «reconnaissons» donc dans ce tableau, ce sont des bâtiments, une haute cheminée, des palmiers, une terre nue, un ciel lourd. L'impression d'étouffement et d'oppression va alors s'intensifier car la reconnaissance de bâtiments entassés fait immédiatement remarquer l'absence d'ouvertures et l'absence de personnages. Autrement dit, la reconnaissance provoque de nouvelles attentes qui sont ici frustrées, et c'est cette frustration même qui va intensifier l'impression première. De même, c'est la distinction, due à la reconnaissance, entre terre, ciel et bâtiments qui permet de remarquer la contagion des couleurs, et donc de la chaleur, entre les différents éléments. Dans cet univers «sans perspective», que l'on comprend désormais comme «sans avenir» (horizon bouché, sombre, orageux, tourmenté), l'alternance entre les plages sombres et les plages lumineuses est maintenant interprétée comme un éclairage particu¬lier. Un éclairage contradictoire : il semble qu'il y ait plusieurs sources lumineuses à l'intérieur du tableau. Comment l'interpréter ? Cette rupture avec la représentation traditionnelle «réaliste» permet aux artistes de l'époque d'échapper à la tyrannie de la représentation visuelle en perspective et à ses conséquences sur la représentation temporelle. En effet, dès que l'on privilégie la représentation en perspective en imitant la vision «naturelle», celle-ci est prioritairement soumise à la représentation d'une instantanéité. Il s'agit de la vision immobile et supposée d'un lieu x à un instant y. Il est dès lors très difficile d'introduire une temporalité dans ce type de représentation.
C'est-à-dire de suggérer une succession temporelle (un avant, un pendant et un après) : on est nécessairement dans le ici et maintenant. Ce qui n'exclut pas la représentation éventuelle d'une durée, qui n'est pas la même chose : on peut avoir le sentiment de rapidité ou au contraire de lenteur dans ce type de représentation, mais pas de succession temporelle. Ainsi le fait de donner l'impression qu'il y a plusieurs sources lumineuses dans le tableau, plusieurs soleils : ombres portées à gauche et à droite, surfaces éclairées à droite et aussi à gauche, peut donner l'impression que l'on assiste au déroulement de toute une journée, avec le soleil qui tourne et les ombres qui bougent. On sait que ce type de préoccupation intéressait Picasso : présenter plusieurs angles et plusieurs moments de vision dans le même plan de façon à suggérer la construction mentale et globale que nous nous faisons du monde, plutôt que d'en «copier» une vision momentanée et figée. Cependant la reconnaissance de ces sources lumineuses multiples peut ne pas être interprétée comme une succession temporelle mais toujours, conformément aux attentes plus traditionnelles, à une simultanéité. Alors ce type d'interprétation colorera le tableau soit d'une note onirique et imaginaire, soit d'une note apocalyptique d'autant plus possible que le ciel d'orage seul visible rend la présence des soleils encore plus improbable.

Ainsi les signes iconiques du tableau, la reconnaissance qu'ils permettent, accentuent l'impression d'oppression et de déshumanisation de ce lieu où nul n'est visible, enfermées peut-être que sont les personnes dans des bâtiments clos, faits de la terre même sur laquelle ils s'élèvent. Enfin le message linguistique, produit par le titre de l'œuvre, achève le pessimisme de la représentation : Usine à Horta de Ebro. Pessimisme teinté de révolte qui dénonce l'enfermement inutile et sans avenir d'un univers de production étouffant, aliénant et inhumain.

Martine Joly, Introduction à l'analyse de l'image, Ed. Armand Colin, Paris, 2005

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